Uniquement disponible pour exploitation non commerciale
© CNRS - 2023
Numéro de notice
7777
Fourmis, abeilles : minuscules, intelligence majuscule - Va Savoir #04
Titre Série
Va savoirLeurs cerveaux sont minuscules, et pourtant ils parviennent à s'orienter, à communiquer et même à élaborer des stratégies complexes pour nourrir leurs communautés… Les insectes sociaux font donc preuve d'une intelligence remarquable, qui leur permet de créer de véritables sociétés malgré leurs cerveaux infiniment plus petits que les nôtres. Mais au fait, comment mesure-t-on l'intelligence d'un insecte, avec lequel nous n'avons (presque) rien en commun ? Direction le Centre de recherches sur la cognition animale, à Toulouse, où des scientifiques ont mis au point des méthodes extraordinaires pour entrer dans la tête des fourmis et des abeilles !
Durée
Année de production
Définition
Couleur
Son
Version(s)
Support Original
L’utilisation des médias visibles sur la Plateforme CNRS Images peut être accordée sur demande. Toute reproduction ou représentation est interdite sans l'autorisation préalable de CNRS Images (sauf pour les ressources sous licence Creative Commons).
Aucune modification d'une image ne peut être effectuée sans l'accord préalable de CNRS Images.
Aucune utilisation à des fins publicitaires ou diffusion à un tiers d'une image ne peut être effectuée sans l'accord préalable de CNRS Images.
Pour plus de précisions consulter Nos conditions générales
Transcription
Maxime Labat :
S'il y a bien une raison pour laquelle j'aime habiter sur terre, c'est que nous ne sommes pas seuls. Nan. Parmi nous, d'autres sociétés secrètes et complexes cohabitent avec l'humanité. Ils sont organisés, ils sont minuscules, et ils sont fucking nombreux, même si certains déclinent un peu. Je vous parle évidemment des insectes sociaux, et au premier rang desquels les fourmis et les abeilles.
Les fourmis, vous le savez peut-être, pèsent plus lourd en kilogrammes que l'humanité. Bien sûr, quand on parle de fourmis, on parle de milliers d'espèces différentes. Mais quand même, leurs sociétés sont d'une diversité absolument folle. Leur intelligence, leur efficacité corporelle et collective me fascinent personnellement complètement, et je ne suis pas le seul. Comme dans ce laboratoire du CNRS, le CRCA (le Centre de recherches sur la cognition animale).
Allez, on y va
C'est un monde qui est tout petit, et qui a à la fois ses règles propres. On parle souvent de la force des fourmis, de leur puissance. C'est quelque chose qui est vraiment lié à leur échelle ?
Antoine Wystrach :
Exactement. C'est pas comme si les fourmis étaient particulièrement fortes. C'est que, quand on vit à une toute petite échelle, la surface par rapport au volume est très présente. Même une goutte d'eau devient très résistante, donc leur carapace est très résistante. Leur puissance, qui dépend de la surface, devient beaucoup plus développée qu'à notre échelle. Donc nous paraissent des super héroïnes. Mais c'est du fait des lois de la physique.
Maxime Labat :
Les fourmis évoluent dans un monde dangereux, accidenté et sans papa ou maman pour leur tenir la main. Forcément, papa est mort pendant la reproduction et maman est constamment en train de leur faire des petits frères. D'un point de vue cognitif, la navigation est d'une redoutable complexité. Les êtres humains passent presque deux ans à développer les réseaux de neurones qui leur permettent la coordination musculaire de la marche. Et encore faut pas qu'il y ait de petits Légo ou de cailloux sur le chemin.
Antoine Wystrach :
D'un bébé jusqu'à, on va dire, un enfant qui est capable de s'orienter dans l'espace, ça va prendre des années. Ça va passer par plein d'étapes. Les fourmis passent aussi par des étapes, mais ça va être sur quelques jours. Donc on peut voir justement ce développement. Une fourmi naïve, elle va pas s'éloigner du nid, elle fait une petite danse qu'on appelle une marche d'apprentissage, qu'on a aussi chez les abeilles : le vol d'apprentissage. Pendant cette danse, elle va calibrer plein de choses, va apprendre à découvrir le ciel, comment il fonctionne. Elle va apprendre les vues des objets terrestres pour savoir la localisation de son nid. C'est que petit à petit qu'elle va finir par s'éloigner, en fait.
Maxime Labat :
Avec leurs 6 pattes, vous pourrez me dire que c'est plus stable, c'est vrai. Mais ça fait quand même 6 pattes à gérer. D'un point de vue neuronal, c'est pas mal. Toi, les questions que tu te poses, c'est quoi ? C'est à quoi elles se fient pour réussir à se repérer dans l'espace ?
Antoine Wystrach :
Ouais, en fait, ce qui est génial, c'est de travailler surtout sur ce qu'on appelle la plasticité cérébrale, l'apprentissage qui dépend de l'expérience. Et dans cette tâche de navigation, on va devoir apprendre plein de choses, mémoriser plein de choses dont il y a beaucoup de plasticité en jeu. Et c'est un apprentissage surtout visuel, mais qui demande à être organisé d'un point de vue spatial.
Maxime Labat :
Dans la nature, les fourmis font 1000 choses à la fois : explorer, faire attention de ne pas se faire bouffer, trouver une trajectoire pour aller là où elles veulent aller et être à l'écoute du monde qui les entoure. Et elles sont des milliers à le faire autour de la colonie. Donc pas facile, quand on a une hypothèse sur un de leurs comportements, de pouvoir suivre les fourmis une par une pour pouvoir avoir une démonstration scientifique robuste.
C'est pour ça que les observations de terrain sont toujours couplées avec des dispositifs expérimentaux en labo. En plus de ça, les chercheurs choisissent certaines espèces de fourmis en fonction des questions qu'ils se posent. Là, par exemple, comme Antoine se pose la question de la place de la vision dans la navigation, il a choisi des fourmis du désert, pas une fourmi Magnan complètement aveugle. Et pourquoi tu choisis d'étudier ces fourmis-là particulièrement ?
Antoine Wystrach :
Ah bah alors il y a plein d'avantages méthodologiques. Déjà, on peut les étudier sur le terrain. Donc par exemple quand on utilise comme moi la vision, comment elle se repère dans l'espace, on peut faire plein d'expériences sur le terrain. Par exemple, on peut simplement prendre une fourmi, elle s'accommode très bien à être prise, la déplacer dans le noir, la relâcher à un point B, voir comment elle se comporte, enregistrer ses déplacements, ça peut répondre déjà à plein de questions. C'est aussi simple que ça.
On peut faire d'autres choses. Par exemple, on a fait une expérience, où on voulait voir comment elles faisaient pour gérer quand elles sont déplacées par un coup de vent, parce que ça arrive dans les milieux désertiques. Il y a souvent des vents qui soufflent…
Maxime Labat :
Un peu comme un ventilo ?
Antoine Wystrach :
Un souffleur de feuilles, voilà. Et puis, avec les déplacements, ça nous a permis de montrer des choses, du point de vue cognitif. C'est dingue parce qu'on a montré qu'elle détecte la direction du vent avec les antennes, mais elles sont capables de la lire dans le ciel avec un compas céleste. Donc il y a un transfert, vraiment, de quelque chose d'égocentrique à quelque chose de vraiment allocentrique extérieur, qui leur permet de mémoriser la direction du vent.
Maxime Labat :
Alors ça, c'est ce que tu fais sur le terrain. Du coup, c'est assez compliqué d'imaginer ce que tu dois pouvoir faire en labo parce qu'elles ne sont pas de grand terrain à explorer, elles ne sont pas en plein milieu du désert. Donc qu'est-ce que tu leur fais faire dans le laboratoire ?
Antoine Wystrach :
C'est pour ça qu'on utilise cette machine qui est une réalité virtuelle pour fourmis. Dans laquelle elles peuvent explorer sur des distances infinies. En fait, c'est une image projetée avec des LED et la fourmi est placée au centre là.
Maxime Labat :
Tu l'attaches sur la petite boule là ?
Antoine Wystrach :
Ouais, la petite boule qui flotte sur un coussin d'air et du coup, quand la fourmi cherche à se déplacer, en fait c'est la boule qui se dérobe sous ses pieds.
Maxime Labat :
OK.
Antoine Wystrach :
Et nous, on enregistre le déplacement de la boule. Et comme ça, on sait ce que la fourmi veut faire. Mais on peut aussi manipuler l'environnement d'une manière qu'on ne pourrait pas le faire sur le terrain. Par exemple, tourner à gauche, ça peut devenir tourner à droite.
Maxime Labat :
C'est à dire qu'elle tourne à gauche au lieu que le paysage bouge, que normalement, il bouge dans l'autre sens.
Antoine Wystrach :
Voilà comment la fourmi réagit. Est ce qu'elle peut s'adapter à ça ? Ça nous indique beaucoup de choses sur son cerveau. Ça nous permet de tester des hypothèses qu'on ne va pas tester sur le terrain, par exemple.
Maxime Labat :
Là c'est quoi les résultats que t'as et les travaux sur lesquels t'es en train de travailler pour le futur ?
Antoine Wystrach :
On a réussi à faire des modèles vraiment basés sur le cerveau des insectes qui arrivent à faire émerger, quand on les met dans un corps et dans un environnement, un comportement qui correspond à un vrai comportement qu'on voit dans le milieu naturel.
Maxime Labat :
Dans l'ordinateur, dans le modèle informatique ?
Antoine Wystrach :
Voilà, ça correspond. Sauf que, on voit une énorme limite à cette approche : par exemple, on a voulu tester une prédiction de notre modèle ? Si on couvre l'oeil de notre modèle et si on couvre l'oeil d'une vraie fourmi, super, on voit qu'elles font exactement le même défaut de locomotion, donc ça valide un peu notre modèle. Le problème c'est que notre modèle, il est coincé à vie alors que la fourmi, on a été surpris de voir qu'une heure après on les voyait refaire leur route sans problème.
Notre modèle, en fait, c'est une sorte de un temps T, un cerveau et on a trouvé ces règles. Mais en fait, la fourmi, ce n'est pas ces règles là, c'est des règles de construction qui ont amené le cerveau à être comme ça un temps quand on l'a regardé. Sauf que derrière, il y a un problème le cerveau va se reconstruire autour et va compenser. Elle va être capable d'être résiliente.
Ça fait un peu écho à, par exemple, quelqu'un qui perd la vue. Son cerveau va avoir une plasticité pour mettre plus de place au toucher à l'audition. Ces règles de plasticité on ne connaît vraiment rien, donc on a une chance de les comprendre avec ces cerveaux un peu plus simples qui montrent quand même cette plasticité.
Maxime Labat :
Ça, c'est vraiment spécifique à la vie. Une machine…
Antoine Wystrach :
Exactement. Une machine comme nos modèles une fois qu'elle est cassée et reste cassée quoi.
Maxime Labat :
La question de la navigation se pose aussi de manière passionnante chez d'autres insectes sociaux les abeilles, qui appartiennent d'ailleurs à la même grande et belle famille des hyménoptères. Comme chez les fourmis elles doivent explorer leur environnement pour trouver le succulent nectar des fleurs qu'elles transforment de manière complètement folle en miel, en se le vomissant de bouche en bouche. Passons là-dessus.
Ce qui est dingue avec les abeilles, c'est qu'elles sont capables de communiquer la direction en dansant, la direction de ce qu'elles viennent de trouver, aux abeilles restées à la ruche. Je le répète, pour ceux qui ne le savaient pas, elles indiquent la direction en dansant. Vous imaginez
Ben oui, il y a pas moyen de laisser une traînée de phéromones dans l'air avec une petite brise, toutes les abeilles partir à la dérive. D'autres chercheurs du CRCA cherchent à comprendre comment un cerveau aussi petit est capable de faire ce genre de truc de ouf.
Mathieu Lihoreau :
Alors les abeilles domestiques dansent. Quand elles reviennent à la ruche avec l'information d'une source de nourriture, elles vont faire une routine, un huit avec un zig zag au milieu qui va indiquer aux autres abeilles la localisation précise de la source de nourriture qui a été découverte.
Maxime Labat :
On sait le traduire là cette espèce de langage d'enfant ? On arrive à lire ?
Mathieu Lihoreau :
Cette danse, elle a été observée depuis des millénaires. Aristote en parlait déjà dans ses écrits, mais c'est vraiment en 1245, a priori, que Karl von Frisch, un des fondateurs de l'éthologie, a compris le code de la danse avec un chronomètre et un compas en déplaçant une source de nourriture autour d'une ruche. Il a pu voir que les abeilles allaient changer leur danse et que cette danse était corrélée à l'emplacement exact de cette source de nourriture.
Maxime Labat :
Comment vous, vous vous poser encore la question et quelques nouvelles hypothèses vous faites et quels dispositifs expérimentaux vous mettez en place ?
Mathieu Lihoreau :
Alors ce qu'on pense depuis une cinquantaine d'années, c'est qu'effectivement ces abeilles indiquent un point précis dans l'environnement : une source de nourriture, un pot d'eau avec du sucre. Or, depuis quelques années, on s'intéresse à la façon dont les abeilles visitent plusieurs sources de nourriture. Donc, on a commencé à faire des expériences où on avait plusieurs pots d'eau sucrée et les abeilles allaient visiter ces différents pots et on s'est aperçu qu'elles allaient quand même danser au retour à la colonie. Donc, potentiellement, dans cette danse, il y a plus d'informations que ce qu'on pensait
Maxime Labat :
Et alors c'est quoi les nouvelles expérimentations que vous faites là ? C'est quoi ce truc ?
Mathieu Lihoreau :
Alors ça, c'est un peu différent. Donc c'est une façon de tester les capacités cognitives des abeilles en milieu naturel. Donc là, aujourd'hui bien sûr, on est en laboratoire, on est dans une phase de développement, mais ce dispositif a pour ambition d'être posé au milieu d'un champ et il va attirer des abeilles domestiques ou sauvages, qui vont venir se faire tester pour leurs capacités cognitives pour obtenir une goutte d'eau sucrée.
Loïc Goulefert :
Donc, cet appareil sert à tester l'apprentissage visuel des bourdons ou des abeilles. Et c'est pour ça qu'on a des signaux lumineux à gauche et à droite. Et ce qu'on va essayer de faire, c'est d'apprendre aux bourdons à associer une couleur à une récompense. Donc on peut voir que lors des premiers passages, ils vont dans les branches droite et gauche du labyrinthe, sans but précis, ils cherchent pas vraiment de la nourriture, ils paniquent un peu. Mais petit à petit, au fur et à mesure des passages. Par exemple, au 10ᵉ passage, on voit que le bourdon a appris et sait que à la fin de cette épreuve, il y a une récompense de la nourriture et donc on voit qu'il panique beaucoup moins quand il est dans la porte et qu'en sortant de la porte, quand le test commence, il va directement à la récompense ou au moins il va à une branche ou il pense qu'il y a une récompense assez vite.
Mathieu Lihoreau :
Aujourd'hui, on l'a automatisé, miniaturisé et on l'a rendu capable d'être autonome dans un champ. Et donc on va pouvoir comme ça tester des centaines, voire des milliers d'abeilles sur des périodes très courtes en continu. Et donc on va pouvoir mesurer la santé mentale de nos abeilles in situ.
Maxime Labat :
Oui parce que leur cerveau est tout petit. Du coup, il est incroyablement optimisé. Elles peuvent pas se permettre de perdre quelques neurones.
Mathieu Lihoreau :
C'est l'hypothèse qu'on pose effectivement à ces animaux. Avec ces mini-cerveaux sont capables de réaliser des prouesses cognitives. Et donc on pense que la moindre agression du système nerveux, la moindre agression d'un neurone, eh bien va réduire les capacités cognitives de ces abeilles. Et si une abeille n'arrive plus à reconnaître deux couleurs ou deux odeurs, elle n'arrive plus à choisir des bonnes fleurs, puis à butiner. Et donc, si elle est une colonie à nourrir, au bout d'un certain moment, la colonie n'aura plus assez de nourriture pour grandir. Ou si l'abeille est solitaire, toutes les larves qu'elle doit nourrir vont dépérir.
Maxime Labat :
Donc l'enjeu. Il est là aussi de pouvoir prouver que les pesticides ont un impact écologique sur les abeilles et du coup, sur toute la pollinisation.
Mathieu Lihoreau :
Alors bon ça, on le connaît maintenant, les pesticides, ça fait une vingtaine d'années qu'on a démontré scientifiquement que c'était mauvais. Ça, on le sait, il n'y a pas de souci. Ce qu'on sait moins, c'est comment différents facteurs de stress interagissent entre eux. Il y a des pesticides, mais il y a d'autres choses qu'on n'a pas pris en compte jusqu'à présent les métaux lourds, la malnutrition, les parasites et les pathogènes qu'on emporte avec les transports humains, etc.
Et ce cocktail de facteurs de stress et leurs effets sur les pollinisateurs sont très mal connus. Or, ici, l'idée, c'est d'avoir ce capteur de cognition que l'on déploie dans l'environnement, dans différents environnements, avec des niveaux de pollution contrastés. On essaie de comprendre quels sont les cocktails qui vont être les plus nocifs pour les abeilles. Bientôt, on va aller au Japon, par exemple à Fukushima, pour étudier l'effet de la catastrophe nucléaire sur les pollinisateurs sauvages. Puis on a fait des expériences également dans des mines d'or, des anciennes mines d'or qui sont extrêmement contaminées aux métaux lourds. Et on peut à terme imaginer influencer sur les politiques locales pour arrêter certaines pollutions ou au contraire favoriser certaines actions.
Maxime Labat :
L'avancée des technologies nous permet de voir toujours plus loin dans l'infiniment grand et dans l'infiniment petit, mais elles nous permettent aussi de voir de plus en plus précisément le monde intérieur des autres êtres vivants qui peuplent notre planète bleue. La même planète, des milliards d'autres mondes, faits d'odeurs, de couleurs, de rythmes de sensations qui nous sont inconnues. Les progrès de l'éthologie nous montrent la chance que nous avons de cohabiter sur Terre avec des êtres si spectaculaires, si indispensables à l'équilibre global de notre écosystème.
En découvrant l'intelligence et le monde des insectes, c'est notre intelligence et notre monde qui grandit. Est-ce que ça suffira à nous rendre assez intelligents pour ne pas finir tout seuls ? Va savoir.