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© CNRS / Université de Strasbourg - 2024
Numéro de notice
8049
Entretien avec Hans Peter Trommsdorff
Titre Série
Destins de scientifiquesEntretien avec Hans Peter Trommsdorff, physico-chimiste, ancien directeur de recherche au CNRS à l'Université de Grenoble.
Cette série d'entretiens avec des scientifiques emprunte la voix du sensible et de l'intime pour retracer ces destins exceptionnels ; une parole rare de la part de chercheurs en sciences "dures".
Durée
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Son
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Transcription
00:00:19 : On se trouve ici, dans le hall d'entrée de l'Université Albert Ludwig de Fribourg, où mon père a fini ses études et a fait sa thèse sous la direction de Staudinger. Il est venu ici vers 1928 et en 1931, il a terminé sa thèse en chimie et avait le projet d'une carrière universitaire qui a été subitement interrompue par l'application des lois nazies, qui excluaient tout juif et tout descendant de juifs du service public.
Il a dû quitter l'université et sa carrière a été brisée. Tous ces noms qui se trouvent sur le mémorial sont des noms de personnes, soit professeurs, soit assistants. On trouve, parmi beaucoup d'autres, le nom de mon père et des gens très très connus comme Hans Adolf Krebs, qui a dû partir et qui a continué sa carrière en Angleterre et qui a eu plus tard le prix Nobel pour la découverte du cycle qui a porté son nom : le cycle Krebs.
00:01:32 : Fribourg 1933, Ernst Trommsdorff est renvoyé de l'université.
00:01:42 : Mon père était confronté, avec les lois pour le rétablissement du statut de fonctionnaire en Allemagne, à un questionnaire qui était envoyé par l'université aux différents membres, pour qu'ils produisent des justificatifs qui leur permettent de rester employés selon ces lois. Et c'est à ce moment-là que mon père, tout innocemment, a écrit à son père : “pour rester assistant à l'université, il me faut tel ou tel document sur nos ancêtres.”
Son père, qui était professeur à l'université de Hanovre, qui était évidemment confronté aux mêmes lois, lui a dit : “il y a un problème. Les lois risquent de s'appliquer aussi à toi.” Parce qu'en fait, la famille avait une partie de descendance de famille juive qui s'était convertie après au protestantisme. Mais selon les lois nazies, ils restaient juifs. En fait, une partie de la famille avait beaucoup de rabbins et des gens très bien considérés comme l'autre partie de la famille avait des pasteurs protestants ; et ces deux parties de la famille résidaient à Erfurt, une ville en Allemagne qui a récemment honoré un des ancêtres par une exposition parce que c'était un grand chimiste et pharmacien, un grand scientifique. D'après les documents que j'ai vus plus tard, en première instance, la réponse était : le paragraphe ne s'appliquait pas à lui.
Mais ensuite, quand c'est arrivé au niveau décisionnel, on lui a signifié que ça s'appliquait à lui et qu'il ne pouvait donc pas rester à l'université. Pour mon père, c'était un vrai choc. D'abord, il a évidemment essayé de comprendre et il a demandé une entrevue avec Heidegger qui était à l'époque le Recteur de l'université. Heidegger l'a reçu et Heidegger a dit que c'est peut-être dur pour l'individu, mais dans l'intérêt de la Nation, il faut accepter ses lois.
Donc il défendait la position des lois nazies. Après, mon père est allé, probablement sur le conseil de son père, trouver le Ministre de l'Education à Berlin, qui était Bernhard Rust. Et Rust a reçu mon père, l'a regardé, et ça c'est ce que mon père m'a dit, l'a montré du doigt : “je reconnais, tu n'es pas juif.” Cette appréciation très subjective du Ministre n'a rien changé.
Mon père était renvoyé et donc il a dû quitter l'université. Et pour lui, c'était un choc assez brutal. Il m'a raconté après, qu'il a pris sa tente, il avait une tout petite tente et qu'il s'est installé au bord de la mer Baltique pour réfléchir sur son avenir. C'est à ce moment-là qu'il a pris contact avec des collègues en Angleterre, pour demander s'il était possible de poursuivre sa carrière universitaire en Angleterre et avoir un poste. On lui a dit que vu sa situation "quart-juif", il n'était pas en danger directement et qu'il y avait d'autres gens qui étaient beaucoup plus prioritaires par rapport à lui.
00:05:44 : 1933, en quête d'avenir.
00:05:52 : Il s'est tourné vers un poste dans l'industrie parce que dans l'industrie, ces lois raciales ne s'appliquaient pas et un point de chute naturel a été Röhm & Hass, qui était une société fondée par Otto Röhm, qui travaillait dans le domaine des acides polyacryliques, qui étaient le sujet de thèse de mon père. Il a rencontré donc M. Röhm à l'époque. Très honnêtement, il lui a dit pourquoi il demandait un poste dans l'industrie : parce qu'il était renvoyé selon les lois racistes, et Otto Röhm avait beaucoup de compréhension pour lui et il l'a embauché. Et chose que mon père ne savait pas à l'époque, c'était les raisons de sa compréhension : c'était en partie parce que la femme de Röhm était juive.
C'était à l'époque où le brevet pour le plexiglass était pris et mon père a contribué au développement de ces matériaux. C'est lui qui a développé les polymères pour injection, qui avaient une beaucoup plus grande, en masse au moins, importance industrielle, puisque tous les feux arrière des voitures, les lunettes, les cockpits d'avions étaient faits avec des matériaux de polymères injectés. Et c'est mon père qui avait, avec ses collaborateurs, le brevet pour ces matériaux-là.
Pendant que mon père était chez Röhm & Hass, sa future femme était une cousine de deuxième degré, en commun leur grand-mère, qui, selon les lois raciales était juive. Ils sont tombés amoureux et ils voulaient se marier, mais c'était à l'encontre des lois raciales de l'époque. Je ne sais pas dans le détail comment ça s'est passé, mais mon grand-père, qui était haut fonctionnaire dans le gouvernement prussien, qui était évidemment aussi affecté par les lois raciales, avait suffisamment de relations pour qu'ils puissent se marier. Le mariage n'a pas eu lieu à l'état civil officiel, mais l'officier de l'état civil est venu à la maison pour enregistrer le mariage. Ils ont vécu une vie relativement tranquille et heureuse à Darmstadt, où mon frère aîné, ma soeur et moi sommes nés. Mais en fait, ni moi, ni mon frère, ni ma soeur auraient dû naître selon les lois nazies.
Et quand commençait la guerre, mon père devait partir comme soldat. Au bout d'un jour et demi, il était rappelé parce que Röhm ne voyait aucun intérêt à ce que quelqu'un, renvoyé par l'Etat pour des raisons raciales, soit sacrifié sur le champ de bataille. Et donc Röhm a dit ce qui n'était pas vraiment vrai, qu'il était indispensable pour l'effort de guerre, étant donné que le plexiglass, qui était évidemment à l'époque déjà développé et fini comme produit, était utilisé dans les coupoles (cockpits) des avions militaires et civils.
Donc mon père était à Darmstadt, tranquillement, pour faire ses recherches et comme il n'y avait pas grand-chose à faire pour le développement des matériaux, il s'est intéressé à des recherches fondamentales sur la viscosité des polymères au cours de la polymérisation. Et il a fait une contribution à un congrès sur ce sujet et publier ses résultats après la guerre.
Mon père a continué à faire carrière à Röhm & Hass et est devenu directeur de la recherche de cette entreprise. Je me souviens en particulier un soir où son professeur Staudinger était à la maison et mon père était plein de révérence devant ce grand maître. Je pense que Staudinger est venu parce que lui souhaitait que mon père prenne sa succession de sa Chaire à Fribourg. Mais mon père a refusé cette option, essentiellement par loyauté pour la famille Röhm, qui lui a sauvé la mise, et qu'il ne se voyait pas quitter. Il se sentait obligé vis-à-vis de Röhm de rester. D'autant plus que le père Röhm, le Dr Otto Röhm, entre temps, était mort. Son fils, qui est "demi-juif", est revenu à Darmstadt imprudemment après la mort de son père, et a été mis au camp de Sachsenhausen. J'ai parlé avec sa fille, qui est une très bonne amie, qui était une artiste, et elle m'a confirmé que son père ne parlait jamais de cette période et je pense qu'il était trop traumatisé pour en parler.
00:07:27 : Construire une famille en temps de guerre.
00:07:37 : Mon père s'est remarié en 1943 quand ma mère est décédée en 1941, peu de temps après ma naissance. Mon père s'est remarié avec ma belle-mère qui gardait une petite pension dans le Tyrol et pour lui, je crois que c'était la perspective qui pouvait sauver ses enfants, en les mettant dans un environnement protégé. Parce qu'en Allemagne, il commençait à tomber des bombes : Darmstadt a été détruit à 80 %. Il a épousé ma belle-mère qui était – ironie - membre du parti nazi avec un numéro très bas, ce qui était très honorifique de la vallée d'Ötztal où elle habitait. Elle ne parlait pas de la période nazie. Si on posait des questions : “vous ne pouvez pas comprendre comment c'était à cette période-là.” Donc c'était un sujet tabou. On a réfléchi sur ce genre de choses plus tard : comment mon père a pu supporter ? Là, ça devient plus intime. Je pense que c'est clair que comme je le vois maintenant, mon père s'est sacrifié pour ses enfants.
00:13:44 : Une jeunesse dans l'Allemagne d'après-guerre.
00:13:52 : La période nazie était quelque chose qui était soigneusement évité à l'école, étant donné que 80 % des professeurs d'école étaient membres du parti nazi. Les horreurs du nazisme, je les ai découvertes surtout dans un livre, qui m'a été offert par un ami et qui était aussi en partie une documentation sur des témoignages qui sont très connus des camps d'extermination. Et ça, c'était quand j'avais peut-être treize ou quatorze ans que j'ai découvert ça. La présence d'ancêtres Ben-Ari était toujours présente chez nous parce qu'il y avait une menorah sur un buffet qui était utilisée pour des invitations un peu festives. Mais comme c'étaient des protestants les Ben-Ari de cette dernière génération, ça n'a jamais été très explicitement associé à moi, même si selon les lois racistes j'étais aussi "quart-juif". C'est devenu vraiment conscient au moment où je demandais un échange d'études avec les États-Unis. Il y avait, en tant que lycéen, la possibilité de partir pour un an aux États-Unis et il y avait des interviews pour sélectionner les candidats. Et à ce moment-là, on m'a posé la question : “Suppose que tu te trouves aux États-Unis et un de tes camarades de classe dit : ”Je ne veux pas parler avec toi parce que toute ma famille a été éliminée à Auschwitz et a souffert de ça”, Comment vous vous réagissez ?”.
Je me souviens que je tournais un peu autour : "je n'étais même pas né, j'étais jeune" etc... Mais rentré à la maison, quand j'ai raconté à mon père cet entretien, il m'a dit : “Tu pourras leur dire tout simplement que tu es toi-même "quart-juif", mais ce n'était pas en moi, ce n'était pas une conscience jusque-là. En fait, c'était vis-à-vis de ces lois raciales que j'étais impliqué aussi, enfin, j'étais concerné aussi. Et donc ça aurait pu être une réponse.
À partir de là, j'avais pris beaucoup plus conscience de l'importance. Nous, on était très fiers de cette partie juive de la famille parce que c'était des gens très très bien considérés, juifs ou pas juifs, ça ne jouait pas de rôle pour nous. Mais je me suis un peu plus intéressé et j'ai découvert au cours des années des documents assez touchants de mon grand-père qui avait écrit toute une partie sur ses ancêtres juifs, de mon grand-père maternel aussi, qui a écrit sur ce sujet. Et tout ça, ça a été écrit à la fin des années 30, où je pense que les deux grands-pères étaient conscients qu'il fallait laisser des documents de mémoire pour la descendance.
00:17:46 : Origine d'une vocation scientifique :
00:17:54 : Ma vocation scientifique : c'était naturel qu'on se soit intéressé aux sciences, comme c'était dans la famille. Il y a un ami que tu connais aussi, Alfried Kohlschütter, non seulement c'est lui qui m'a offert ce livre sur le nazisme, mais aussi on avait chacun dans notre cave, (mon père était très généreux) des laboratoires et on faisait des expériences en laboratoire. Lui, c'était la chimie. Moi c'était plus la mécanique. Donc choisir une carrière scientifique, universitaire, c'était plus la tradition familiale qu'une réparation du fait que mon père n'ait pas pu terminer sa carrière comme il le souhaitait. Je pense que c'était beaucoup plus quelque chose de naturel pour nous. D'ailleurs, mes enfants ont continué et les petits enfants restent aussi dans cette lignée.
Je pense que pour moi, la science ce n'était pas une échappatoire pour éviter de parler ou de m'occuper des sujets difficiles. Ce sentiment de culpabilité qui traînait dans toute l'Allemagne a affecté toute ma génération. J'étais un peu sauvé de ce sentiment de culpabilité par le fait qu'on était plutôt côté victime que du côté bourreau. Et donc je me sentais moins coupable. Bien que ce sentiment restât, je ne me sentais pas vraiment coupable. J'avais beaucoup de compréhension pour les gens qui se sentaient coupables et j'ai essayé de leur dire : “Mais ce n'est pas vous, c'est la génération d'avant. ”
00:20:07 : Enseigner la science.
00:20:15 : Quand on enseigne et moi j'étais plus chercheur qu'enseignant, mais j'étais enseignant vis-à-vis de mes thésards et j'ai toujours essayé de transmettre aux étudiants un peu plus l'histoire personnelle des scientifiques, qui ont fait des découvertes. Je trouvais intéressant d'en savoir plus sur la personnalité d'un scientifique qui a contribué à de grandes choses. Et j'ai même choqué mes étudiants en leur disant que je peux vraiment lire une publication uniquement de quelqu'un que je connais personnellement et ils m'ont dit : “mais tu ne lis pas des choses importantes ?” J'ai répondu : “si c'est vraiment important, je fais l'effort de faire connaissance avec la personne qui a écrit ça, parce que à ce moment-là, ça me parle". Et si c'est important, je lis quand même, mais je lis plus les choses qui me parlent, donc l'histoire personnelle des personnes, des gens m'a toujours été importante et j'ai essayé de raconter ça à mes étudiants.
Mais j'ai été confronté dans ma carrière de chercheur relativement tôt, dans mon sujet de thèse, parce que je travaillais sur des cristaux moléculaires, En particulier, j'utilisais des champs électriques pour influencer des spectres de cristaux moléculaires. Cet effet s'appelait à l'époque et s'appelle toujours “effet Stark”. Et je faisais évidemment un peu de recherche sur Monsieur Stark, fils de pasteur, très religieux, et j'ai découvert que c'était un des protagonistes de la physique germanique avec Lenard, le prix Nobel, contraire à la physique juive de spéculation, comme Einstein. Et j'ai décidé à partir de ce moment-là, que l'effet Stark ne figurerait plus dans mes publications et je l'appellerai toujours : “effets du champ électrique” ou comme je publiais toujours en anglais “electric field effect” qui était tout à fait accepté. J'évitais le nom de Stark qui me faisait un peu horreur.
Est-ce que les engagements politiques des scientifiques des sciences dures sont jugés de la même manière que les gens des sciences molles comme la philosophie, etc. ? C'est une question très intéressante parce que dans un cas, pour les scientifiques des “purs durs”, on peut très bien concevoir un mathématicien fou, qui trouve des théorèmes tout à fait extraordinaires, on peut plus facilement séparer la partie technique de la partie morale. Pour un philosophe, j'ai beaucoup plus de mal à faire cette séparation. La fascination du milieu académique pour Heidegger, m'est incompréhensible. Qu'un philosophe qui supporte le nazisme, et comme on le sait maintenant beaucoup plus profondément encore, c'est une philosophie qui a quelque chose de pourri.
Je pense qu'il faut tout transmettre et donner son évaluation. On ne peut pas rayer le nom de Hitler ou de Staline ou d'autres criminels qui divaguent aujourd'hui dans les livres d'histoire. Il faut le transmettre de façon critique.
00:24:41 : Epilogue
00:24:52 : Il est clair que, vu ses travaux de recherches pendant la guerre très fondamentales qui ont conduit à la découverte de ce qu'un officier qui l'interrogeait après la guerre, appelait “effet Trommsdorff”, mon père aurait eu une carrière académique, qu'il aurait fait probablement beaucoup plus de travaux de recherche purs comme ça, que ce qu'il a pu faire dans le milieu industriel.
Donc je pense que vu les qualités de qualité de son travail pendant la guerre, il aurait eu une très belle carrière scientifique dans l'après-guerre, en milieu académique comme en prenant la succession de Staudinger. L'inscription du nom de mon père sur ce mur, dans ce bâtiment, c'est une certaine satisfaction, une reconnaissance du sort de mon père et d'autres membres de ma famille, d'ailleurs. Après, ça ne change rien au sort des personnes, mais c'est plutôt pour que ça n'arrive plus jamais. Donc personnellement, je trouve que c'est très bien d'avoir ce genre de commémoration. Je pense que c'est important.