© CNRS Images - 2014

Numéro de notice

4376

Rendez-vous au monument aux morts

Ils sont si nombreux, si rarement beaux et d'une esthétique d'un autre temps, que l'on finit par ne plus les regarder... Et pourtant les monuments aux morts de la guerre de 14-18, lieu de partage, de recueillement et de sépulture symbolique pour les familles des disparus, présents jusque dans les plus petits villages de France, sont forts d'histoires et de sens, aussi complexes qu'inattendus.
Ils offrent un témoignage et une compréhension des mentalités de l'après-guerre autant qu'un éclairage sur la façon dont notre société gère et gérera le souvenir des différents conflits, à l'image des commémorations du 11 novembre réservées à la Der des Ders et qui finissent par représenter toutes les guerres.

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Intervenant Annette Becker Off puis In
C'est quand même très très frappant que dans notre pays on ne puisse pas aller où que ce soit, dans le plus petit village, dans l'endroit le plus reculé, sans trouver une trace du temps de cette mort. C'est-à-dire la trace de la première guerre mondiale. Et donc, quelque part ça nous dit : ce siècle a commencé sur la mort de masse.

Intervenant Nicolas Offenstadt
La guerre de 14-18 était prévue comme une guerre courte, donc évidemment très vite le commandement et dans toutes les armées s'est trouvé débordé par l'ampleur des combats, par l'ampleur des morts, et donc aucun service n'avait prévu le nombre de corps qu'il y aurait à gérer. Donc on peut dire que, progressivement, il va y avoir une adaptation à cette mort de masse et l'organisation de tout un ensemble de sépultures de plus en plus organisées jusqu'à l'organisation de grands cimetières militaires puis ensuite leur standardisation jusque dans l'après-guerre. Donc il y a véritablement une histoire de la gestion des corps qui est liée à ce qui s'est passé pendant la guerre.

Intervenant Elise Julien
Le rassemblement des corps dans les métropoles, il correspond à deux aspects, un aspect pratique et un aspect idéologique, du point de vue des Etats et aussi de l'Etat Major. Le point de vue pratique, c'est d'abord d'éviter la dispersion des morts, ça facilite l'entretien des tombes de les avoir rassemblées et puis ça permet de rendre ces espaces aux vivants notamment à l'agriculture, la reconstruction des villages détruits, etc. Sur le plan plus idéologique c'est l'idée que ces morts restent mobilisés, restent parmi ceux avec lesquels ils ont combattu, et donc leur famille naturelle est devenue celle des combattants sous l'égide de l'Etat. Et ça permettra d'assurer une égalité de traitement et aussi une permanence du souvenir. Ces morts ne risquent pas d'être oubliés au bout de deux ou trois générations, puisque c'est la nation qui les prend en charge. Alors, cette perspective, elle se heurte largement aux familles. Les familles, elles, réclament la démobilisation des morts, et la démobilisation des morts c'est le droit de les récupérer, de les sortir de cette pseudo camaraderie du front, de pouvoir les inhumer dans le caveau familial au plus proche de là où continuent à vivre leur famille, leurs descendants. Donc on a un conflit qui se développe dès la fin de la guerre avec des civils qui se rendent sur le front, qui fouillent les champs de bataille, qui cherchent à retrouver la tombe de leur proche, quitte à les ramener clandestinement à la maison. C'est là que commence, en quelque sorte, la mémoire des morts sur le front.

Intervenant Franck David
Le monument aux morts est une réponse à l'absence des corps, parce que pour beaucoup de familles, pour une grande majorité de familles et en particulier dans le monde rural qui est encore très dominant à cette époque-là, la dépouille ne revient pas. Et donc le deuil a du mal à se faire, ne reste à la maison que les affaires personnelles du disparu. Donc le monument aux morts, c'est une manière, à travers ce nom inscrit dans l'espace public, de vivre en communauté au sein de l'ensemble des habitants du village, de vivre la disparition et le deuil.

Intervenant Annette Becker
Et leur nom les représente entièrement. Et l'on a donc cette dichotomie entre le corps resté sur le champ de bataille, le corps qui d'une certaine façon est laissé à la patrie pour laquelle ils sont morts, et le nom qui représente la famille, la région, l'affectif d'une certaine façon voire l'intime, qui va se retrouver dans les régions, dans les communes, sur ces milliers et ces milliers de monuments aux morts.

Intervenant Antoine Prost
Le monument aux morts c'est une tombe collective. Et donc, ensuite, vous êtes au niveau de… j'allais dire de la mémoire individuelle – alors la mémoire individuelle elle peut être au front ou dans le cimetière municipal – mais la mémoire collective, il faut qu'elle soit quelque part, et la mémoire collective elle est prise en charge, en France, par la collectivité locale, par la municipalité. Donc, c'est le monument aux morts qui est décisif, ce n'est pas les sépultures.

Intervenant Rémi Dalisson
Ce qui fait la particularité des monuments aux morts de la grande guerre, c'est que ce monument doit honorer tous les morts de la commune, d'où la liste des noms, et donc il doit être une sorte de catharsis collective pour arriver à faire son deuil. C'est un objet symbolique qui permet d'incarner la douleur et d'oublier la douleur puisque les gens qui sont morts, sont morts pour une belle cause. On ne les oublie pas, on n'oublie pas leur femme, on n'oublie pas leurs enfants, la communauté se ressoude autour du monument aux morts.

Intervenant Nicolas Offenstadt
Les anciens combattants, finalement, ne reviennent pas avec l'idée qu'il faut glorifier uniquement leurs expériences mais aussi qu'il faut dénoncer la violence qu'ils ont subie. Donc, beaucoup de ces jeunes hommes, ils reviennent avec la volonté - parfois certains disent « d'en découdre » - il faudra rendre des comptes – alors, souvent ils s'apaisent après guerre parce que la vie reprend ses droits, mais avec quand même l'idée que ce qu'ils ont vécu étaient inouï, terrifiant et qu'il ne faut surtout pas recommencer. Donc, beaucoup d'entre eux vont revenir avec un profond pacifisme, qui va marquer toute leur génération y compris au-delà des clivages politiques. C'est ça qui est important à comprendre, c'est que le pacifisme des anciens combattants n'est pas un pacifisme révolutionnaire, ce n'est pas un pacifisme d'objecteurs de conscience uniquement – ça peut être ces deux cas là évidemment – mais c'est aussi un pacifisme d'hommes de droite, y compris conservateurs, très patriotes qui ne veulent plus revivre ce qu'ils ont vécu dans les tranchées à Verdun, sur le chemin des Dames ou ailleurs.

Commentaire – Voix off
Dès l'armistice, des oppositions s'expriment entre l'Etat et les anciens combattants sur le sens à donner à la commémoration de la guerre.
Ces tensions se cristallisent dans le choix de la date. Les anciens combattants veulent un jour de deuil, civique, uniquement associé à cette guerre.
L'Etat hésite... et veut éviter de créer un nouveau jour férié.
Finalement on honorera les soldats morts au front d'abord le 14 juillet puis le jour de la Toussaint avant de créer le 11 novembre.

Au moment où il est urgent de reconstruire l'unité nationale, ce débat divise…

Intervenant Rémi Dalisson
Et il faut quatre ans pour que la Nation se mette d'accord sur les modalités de commémoration. C'est très long. Tout le monde aurait pu penser qu'après un tel massacre, il y aurait un consensus pour célébrer cette guerre incroyable, or il faut quatre ans de débats, parfois très rudes, d'opposition entre le gouvernement, les anciens combattants, à l'intérieur des anciens combattants, pour se mettre d'accord pour créer en 1922, le 11 novembre. Alors, malgré cette création difficile, l'ambiguïté du 11 novembre ne disparaît pas. C'est-à-dire, effectivement pour le pouvoir républicain il y a toujours cette tentation de faire du 11 novembre la fête de la victoire de la république contre la barbarie allemande ou pour la paix, alors que pour les anciens combattants, se doit être une commémoration différente, ce doit être une commémoration de la peine, du recueillement devant ces massacres incroyables.
Et donc en 1920, le pouvoir a l'idée d'unir la commémoration de la guerre et la célébration de la république. Donc, le 11 novembre 1920 doit être un double anniversaire, l'anniversaire de la IIIème république, donc un anniversaire extrêmement politique, extrêmement positiviste, c'est bien le régime qui s'autocélébre parce que le régime a survécu à cette guerre - si on réfléchit un petit peu, il y a de nombreux régimes qui ont été emportés par la guerre, l'empire turc, l'empire russe, l'empire allemand bien entendu - donc le régime veut faire une célébration positive de ses valeurs en disant que le 11 novembre est la victoire de la république et en même temps il veut honorer les morts pour la république. Donc c'est cette année là qu'on crée le culte du soldat inconnu. Le soldat inconnu est déposé sous l'arc de triomphe, avec une flamme qui sera réanimée tous les jours, à 18 heures jusqu'à nos jours, c'est encore le cas, cette flamme ne s'éteindra jamais, même pendant la seconde guerre mondiale. Et donc se crée le culte du soldat inconnu et de la flamme qui incarne la France en fait, sous l'arc de triomphe.

Intervenant Franck David
Ce sont les communes qui prennent l'initiative du monument aux morts, et l'Etat d'une certaine manière va d'abord essayer d'encadrer ce dispositif, éventuellement de le récupérer. Mais on a vraiment ce qu'on appelle en histoire les petites patries c'est-à-dire toutes ces communes qui sont affligées par la perte de leurs hommes dans la force de l'âge qui vont, à des degrés divers, parfois dès décembre 1918 décider qu'il faut rendre hommage - même si l'objet n'est pas encore tout à fait identifié - à tous ces soldats morts pour la France. Et peu à peu, la forme de l'hommage, va s'établir de manière consensuelle sur un monument et donc on va intituler un « monument aux morts » et à partir de là, les conseils municipaux vont mettre en place des comités, les comités du monument aux morts, qui vont décider du montant, du financement, de l'emplacement et de la forme à donner à ce monument aux morts.

Commentaire – Voix off
Près de l'église, de la mairie, dans les cimetières... le monument aux morts n'est jamais exclu de l'espace public. Positionné pour qu'on le voit, on peut aussi l'orienter pour qu'il continue de regarder les paysages qu'ont connu les morts inscrits.

Quelquefois, il peut se tourner comme un vigile attentif aux menaces qui viendraient de l'Est ou vers le Nord, continuant de regarder vers la ligne de front.

Intervenant Nicolas Offenstadt
Dès la guerre même, évidemment, il y a des entreprises qui vont se rendre compte que là, il y a là un marché. Ces entreprises ça peut être des marbriers, des entreprises funéraires mais ça peut être des artistes, des sculpteurs, puisque évidemment ça va être un marché tout à fait considérable. Donc il y a déjà des propositions qui sont faites aux communes pendant la guerre, évidemment ça va s'accélérer après guerre, d'autant qu'évidemment toutes les communes qui veulent ériger un monument aux morts n'ont pas les mêmes moyens. Du coup, certaines peuvent s'offrir de très grands sculpteurs mais y en a d'autres qui ne peuvent acheter des monuments assez standards donc là ils choisissent sur catalogue ou en tous les cas des modèles beaucoup plus standardisés donc il y a véritablement un marché de la mémoire, un marché des monuments aux morts qui commencent pendant la guerre et qui se poursuit après.

Intervenant Nicolas Offenstadt
Ces monuments n'étaient pas toujours construits dans l'unanimité de la communauté locale. Certaines fois oui, bien sûr, où tout le monde s'unissait pour honorer les morts mais il y a eu aussi des débats, des débats politiques sur le sens à donner au monument aux morts, des débats sur la symbolique à choisir, des débats sur le lieu où les placer tout ça généralement recouvrant des clivages de l'époque, laïques, cléricaux, ou anticléricaux et cléricaux, catholiques et laïques, de gauche de droite, communistes et anticommunistes etc. Donc, il y avait tout un ensemble de clivages qui pouvaient se retrouver quand même autour des monuments aux morts. Parce que, vous savez que les anciens combattants sont très pacifistes, parfois antimilitaristes dans l'entre-deux guerre, ils disaient « vous savez, on n'avait jamais envie de mourir, on n'était jamais joyeux de mourir avec le pli du drapeau et ces monuments qui glorifient la mort au combat, ce n'est pas nous. »

Intervenant Antoine Prost
Vous avez deux variantes patriotiques et une variante que je dirais pacifistes. Les variantes patriotiques c'est une variante que je dirais républicaine laïque et c'est la Victoire. Si c'est une stèle, il est surmonté par exemple d'un buste de poilu ou d'un emblème un peu patriotique comme un coq, ou carrément d'une statue de poilu. C'est le poilu en quelque sorte idéalisé qui est là pour marquer l'arrêt de l'ennemi. Soit le poilu victorieux qui brandit une couronne de lauriers. Et puis vous avez la variante patriotique où le patriotisme de droite est un patriotisme sacrificiel, «ils ont donné leur vie pour la patrie comme le christ s'est sacrifié pour l'humanité ». Et puis alors, vous avez le monument aux morts pacifiste. Alors, il y a quelques monuments aux morts explicitement pacifistes qui sont bien connus mais il y a aussi des monuments aux morts pacifistes moins déclarés. C'est-à-dire, il n'est pas nécessaire de dire « maudite soit la guerre ». Il suffit parfois de représenter le deuil, la veuve, la pleureuse, et d'avoir une inscription « A nos morts ». Si vous dites « A nos morts » vous ne dites pas « A nos héros » si vous dites « A nos héros » vous ne dites pas la même chose que « A nos enfants morts pour la France ».

Commentaire – Voix off
En France, 10 départements connaîtront une occupation allemande. Si elle est de durée variable selon la mobilité du front, certaines villes du nord seront occupées toute la durée de la guerre.
A l'Est, l'Alsace et la Moselle qui sont annexées à l'Allemagne depuis la fin de la guerre de 1870 se battent dans l'armée allemande.
Ces régions libérées ou redevenues françaises au sortir de la guerre se retrouvent à devoir gérer, à la différence du reste du pays, une mémoire compliquée et singulière que leurs monuments aux morts vont exprimer.

Intervenant Annette Becker
Et comment quand l'Alsace Lorraine redevient française en 1918, comment les commémorer, comment parler de leur sacrifice ? La seule solution pour parler de leur sacrifice c'est de ne pas mettre d'uniforme aux combattants. Et donc, vous avez un certain nombre de monuments soit sans combattant du tout, où il est simplement écrit « A nos morts », soit avec des combattants comme sur le monument de Metz, ou le monument de Strasbourg qui n'ont pas d'uniforme. Et à Strasbourg, on va même encore beaucoup plus loin puisque c'est la ville de Strasbourg qui tient dans ses bras deux hommes nus, l'un bien sûr est français, l'autre est allemand, ils sont réunis dans la mort et dans la mémoire. L'Alsace a été allemande, elle est désormais française, les morts sont nus et la douleur aussi d'ailleurs est particulièrement nue. Dans le nord de la France, c'est différent, parce que le nord de la France était occupé pendant la guerre mais les hommes étaient partis en 14.

Commentaire – Voix off
Cette occupation allemande prend des formes très rudes. Travail forcé impliquant des déportations, séparations mères enfants, réquisitions... la zone nord est considérée comme un réservoir de main d'oeuvre et de ressources par les Allemands.

Dans ce contexte naissent des mouvements de résistance qui prennent des formes diverses : actes de refus isolés mais aussi création de réseaux.


Intervenant Annette Becker
Et les monuments aux morts viennent fortement essayé de se battre contre l'idée que, puisqu'ils avaient été occupés par les Allemands ils avaient été contaminés par les Allemands. Et on appelait les réfugiés du Nord de la France dans le sud ou dans l'ouest de la France, les « boches du Nord ». Et donc, les monuments aux morts viennent dire : « Regardez comme nous nous sommes sacrifiés, nous ne sommes pas des boches du nord, nous sommes d'excellents français. Comme les autres, mieux que les autres.

Commentaire – Voix off
Si les monuments aux morts se retrouvent dans tous les pays, il en va de même pour les anciennes colonies françaises où ils mettent en valeur l'action des troupes coloniales.

Mais lorsque ces territoires sont devenus indépendants, le monument se retrouve symbole d'un passé qui passe plus ou moins bien et l'expression d'une nouvelle relation à la France.

Intervenant Annette Becker
Dans les colonies à l'époque, aujourd'hui département d'Outre-Mer par exemple pour la Martinique, la Guadeloupe ou la Réunion, on construit des monuments aux morts. Ces monuments sont massivement des monuments achetés sur catalogue qui ressemblent comme deux gouttes d'eau aux monuments de la métropole. Et donc les combattants sont blancs. Aujourd'hui, ça paraît insupportable, et donc on repeint ces monuments en faisant vraiment des travaux très intéressants. Et on repeint les uniformes en bleu horizon et on repeint aujourd'hui les visages de ces combattants d'Outre-Mer en général en noir. Ça c'est pour les départements d'Outre-Mer. Mais pour les pays qui sont devenus indépendants, pour l'Algérie, pour le Sénégal… que faire ? Et là on a des politiques très différentes. Les Algériens ont décidé qu'ils allaient renvoyer les Monuments aux morts avec les Français, et donc ils ont dit : « Vous prenez vos monuments avec vous. » Et certains des monuments qui étaient en Algérie se retrouvent dans des villes françaises qui les ont adoptés. C'est comme des monuments en exil. Les Sénégalais n'ont pas du tout pensé la même chose. Les Sénégalais pensent que ça fait partie de leur histoire. Et au contraire ils traitent, ils entretiennent très très bien les monuments aux morts.

Cérémonie du 11 novembre
La levée des couleurs, la lecture des messages, l'hommage aux morts marqué par l'appel de tous les morts pour la France, le dépôt de gerbe, la minute de silence.

Intervenant Antoine Prost
La commémoration du 11 novembre n'est pas une commémoration militaire, n'est pas une commémoration officielle, c'est une commémoration qui est faire par la municipalité et les anciens combattants. Le général n'a rien à voir là-dedans.

Cérémonie du 11 novembre
Liste de noms et réplique : « Mort pour la France ».

Intervenant Rémi Dalisson
Le rituel va se créer autour de temps forts, du 11 novembre, extrêmement simples dont l'épicentre est bien entendu le monument aux morts – toute la communauté villageoise ou urbaine va vers le monument aux morts – et les temps forts du rituel se formalisent un petit peu de manière empirique et l'un des principaux temps forts est la minute de silence. Donc il y a la minute de silence, il y a l'appel aux morts, à la liste des morts que l'on lit dans chaque commune puisque à la différence de 1870, le nome des anciens combattants, le nom des Morts pour la France, est mis sur les monuments aux morts parce que les soldats ont une plaque d'identification, ce qu'ils n'avaient pas en 1870, 71, ce qui expliquent qu'en 1870 il n'y a pas le nom des combattants. Donc, on lit la liste des morts, quelqu'un répond, soit un enfant des écoles soit un ancien combattant : « Mort pour la France ». Chaque commune communie dans le souvenir de ses enfants qui sont « morts pour la France ». Donc, voilà le deuxième temps fort, donc l'appel aux morts ; il y a bien sûr la sonnerie aux morts qui elle aussi se formalise au cours des années 20 et puis le dépôt de gerbes.

Intervenant Rémi Dalisson
Il y a des affrontements très durs, à chaque 11 novembre, entre les militants de gauche et les militants de droite. Ces affrontements sont tellement durs que souvent les municipalités sont obligées d'organiser deux cortèges. Un cortège officiel le matin et puis l'après-midi un cortège soit des communistes, soit des leaders d'extrême droite, pour qu'il n'y ait pas de friction entre ces groupes. Donc, distribution de tracts, affrontements physique, défilés des milices d'extrême-droite : les camelots du roi qui défilent à La Rochelle, qui défilent pratiquement en arme etc. donc, on a vraiment une instrumentalisation du 11 novembre par des groupes politiques très précoces. Et il y a une dernière instrumentalisation du 11 novembre dans l'entre-deux guerre, ce sont les pacifistes. Et alors, les pacifistes c'est très intéressant parce que des pacifistes vous en avez à l'extrême gauche comme à l'extrême droite, vous en avez partout, des gens qui estiment que le 11 novembre ne doit pas être trop militarisé. Par exemple les pacifistes ne veulent pas qu'on chante La Marseillaise - ce qui est un scandale pour la République - parce que La Marseillaise est trop belliqueuse. Donc ces pacifistes déposent des gerbes spéciales, qui réclament la paix, font des actions symboliques, défilent avec des drapeaux différents de ceux des drapeaux officiels pour expliquer que cette guerre doit être la der des der.

Commentaire – Voix off
Dans tous les pays se pose la question de la date commémorative et du rituel à adopter. Pour les alliés, c'est simple, le 11 novembre est une fin victorieuse.
Mais pour l'Allemagne vaincue la mémoire est difficile. Le clivage politique renvoie au camp opposé la responsabilité de la guerre ou de la défaite et les dates commémoratives vont se superposer répondant à des antagonismes très forts entre nationalistes et révolutionnaires.
Quant aux monuments, on en trouve dans tous les pays belligérants.
En Allemagne, ils sont aussi nombreux qu'en France et reprennent parfois les mêmes archétypes : le deuil, la peine, de simples stèles mais aussi le soldat au repos ou en attente d'une revanche.
Là aussi, ces monuments apparaissent comme une réponse à l'absence des corps car à l'exception des Américains qui ont rapatrié leurs morts, ceux des autres pays belligérants resteront en France sur les zones de Front dans des cimetières militaires, loin de leur famille et de leur pays.

Intervenant Franck David
Ce qui est intéressant, c'est que l'on trouve des noms de soldats qui figurent sur plusieurs monuments aux morts. Donc, c'est non seulement le lieu de naissance, ce qui était vrai dans beaucoup de petites communes rurales, mais aussi il suffisait d'avoir séjourné les derniers temps, avant la mobilisation, dans la commune ou de s'être marié avec une fille de la commune, et donc d'une certaine manière la commune adopte au sens large les noms, tous ceux qui ont vécu, dont l'héritage, dont les connaissances se sont inscrits sur le territoire de la commune. Et donc effectivement ça fait plutôt référence à une droit du sol, à un engagement large, pas exclusif, sur le territoire de la commune. Et pas seulement au lieu de la naissance.

Intervenant Antoine Prost
Le monument aux morts n'est pas réglementé par les textes officiels. Vous n'avez pas de décrets qui dit : « Voilà. Ont le droit d'être inscrits sur les monuments aux morts untel, untel, untel, untel… des soldats qui correspondent à tel ou tel… » Comme vous avez un texte qui est un texte de loi qui définit les conditions nécessaires pour bénéficier de la mention « mort pour la France ». Vous avez 12 conditions possibles, si vous ne remplissez pas l'une de ces 12 conditions vous ne pouvez pas être déclaré « mort pour la France ». Bien. Il n'y a pas de textes équivalents pour les monuments aux morts. Pour les monuments aux morts les maires font ce qu'ils veulent.

Intervenant Annette Becker
Et donc, d'un côté il y a les « morts pour la France » qui sont les militaires et de l'autre côté il y a les civils, qui sont indiqués « Victimes civiles » et c'est intéressant que pour elles, le mot de victime soit utilisé alors qu'on ne l'utilise pas pour les hommes, à ce moment-là, pour les combattants. On a bien compris, je dirais, ce qu'est une victime. Une victime c'est quelqu'un qui ne peut pas se défendre.

Commentaire – Voix off
Le choix des noms cités ou non sur les monuments n'est pas une constante. D'un pays à l'autre les pratiques ne sont pas les mêmes.

Cela pose la double question : « qui rend hommage» et « devant qui s'incline-t-on. »

Intervenant Annette Becker
Dans les pays anglo-saxons, il y a la tradition du volontariat. Et dans tous les pays anglo-saxons, on a d'abord étaient volontaires puis ensuite il y a eu conscription sauf dans un seul pays, l'Australie, où il n'y a jamais eu conscription. C'est-à-dire d'un bout à l'autre de la guerre, les Australiens qui ont fait le tour de la terre pour venir se battre, étaient des volontaires. Du coup, dans cette tradition là, sur les monuments aux morts on met les noms de tout le monde, de tous ceux qui sont venus se battre. Et donc on a des listes immenses, puisqu'il y a d'une part les morts et ceux qui ont survécu à leur engagement dans la guerre. Et donc, quand les cérémonies ont lieu devant ces monuments aux morts, il y a des gens qui se sont battus, des soldats, qui ont leur nom devant eux. Et on voit bien la différence est tout à fait importante.

Commentaire – Voix off
Malgré leur engagement à plus d'un titre dans la guerre, les femmes n'ont pas de reconnaissance sur les monuments aux morts à l'exception de la mention « victimes civiles ».
Même les infirmières ne seront pas distinguées par une inscription singulière. Cependant, il y aura quelques rares monuments dédiés à leur profession.

En cela, le monument du petit village de la Forêt du Temple dans la Creuse, apparaît comme une exception. On y lit le nom d'une femme morte à la suite du décès de trois de ses fils.
L'inscription crée la polémique. On n'accepte pas facilement le nom d'une femme au milieu des Morts pour la France.

En revanche, les femmes sont très largement représentées de façon allégorique ou réaliste pour raconter la souffrance de la mère ou de l'épouse endeuillée.

Intervenant Annette Becker
Les femmes apparaissent très souvent dans les monuments d'occupation parceque il y a eu des passeurs d'hommes, des passeuses d'hommes, les résistantes de l'époque, il y a eu des femmes dans des réseaux, il y a par exemple à Lille un monument à Louise de Bettignies. Il y a dans le monde entier des monuments à Edith Cavell - enfin dans le monde entier des alliés bien sûr des monuments à Edith Cavell – anglaise qui participait d'un réseau et qui a été fusillée à Bruxelles pendant la guerre.

Manifestants
Ils furent 650,
A être fusillés,
M. Le Président,
Réhabilitez-les !

Bis

Commentaire – Voix off
Pour des raisons diverses, désobéissances, mutilations volontaires, désertions, abandons de postes, mutineries... plus de 2 000 poilus seront condamnés à mort par l'Etat major français sans toujours prendre le temps d'un réel procès. Une partie verront leur peine commuée et 600 seront exécutés, souvent choisis de façon arbitraire.
On les appelle « les fusillés pour l'exemple ».

Environ 200 monuments mentionnent leur nom avec l'inscription « Morts par faits de guerre ».

Intervenant Nicolas Offenstadt
Ce qu'il faut rappeler c'est qu'en fait des réhabilitations de fusillés, il y en a eu dès les années 20. Donc, c'est une très vieille histoire, qui a quasiment un siècle, la discussion sur la mémoire des fusillés. Donc c'est une histoire bien connue, ce n'est pas du tout un tabou la discussion sur les fusillés, ça fait longtemps qu'elle est menée. Alors bien sûr il y a des moments plus ou moins intenses, il y a des moments où ces questions ont fait l'objet de débats dans l'espace public beaucoup dans les années 20 et 30 puisque les anciens combattants eux-mêmes avaient demandé des réhabilitations, en considérant que la justice militaire avait été excessive vis-à-vis de certains de leur compagnon, leur camarade et certains des anciens combattants disaient d'ailleurs que ce qui était arrivé à leur camarade aurait très bien pu leur arriver à eux aussi et donc ils ne considéraient pas que les fusillés étaient des soldats à mettre au banc de la nation. Autrement dit des réhabilitations il y en a eu, il y en a eu même des dizaines dans l'entre-deux guerres.

Intervenant Antoine Prost
Entre les deux guerres réhabiliter les fusillés pour l'exemple c'était très important parce que 1) les familles étaient stigmatisées, 2) elles étaient… comment dirais-je… défavorisées du point de vue du droit. Pas de pensions pour les orphelins etc. La réhabilitation avait des enjeux très lourds.

Intervenant Nicolas Offenstadt
Il y a eu ensuite des débats, par exemple dans les années 70, autour de certains mutins… Bref, c'est une vieille histoire mais qui en quelque sorte a été réactivée par les militants dans les années 90, notamment autour de la Libre Pensée, autour de La Ligue des Droits de l'Homme qui ont un peu saisi ce cas des fusillés pour mettre en avant la dénonciation de la guerre, la dénonciation de l'oppression et des justices d'exception. Et du coup ce militantisme, qui a maintenant une bonne vingtaine d'années, a fait parler de lui, a remis la cause des fusillés dans l'espace public, tant et si bien que plusieurs gouvernants, Premier ministre ou Président de la République, se sont saisis de cette question.

Cérémonie du 11 novembre
Chanson
Adieu la vie, adieu l'amour,
Adieu toutes les femmes,
C'est bien fini, c'est pour toujours,
De cette guerre infâme,
C'est à Craonne, sur le plateau,
Qu'on va laisser sa peau,
Car nous sommes tous condamnés,
Nous sommes les sacrifiés.

Intervenant Annette Becker
A la sortie de la guerre, de la Première guerre mondiale, on était écrasé par la tristesse du deuil. Mais on était aussi fort d'avoir gagné cette guerre, et on était fort d'avoir consenti au sacrifice. Et on ne parlait pas de victimes, on considérait que les hommes avaient été maîtres de leur destin, qu'ils avaient répondu à l'appel de la patrie mais que on en était fier. Donc on ne parlait pas de victimes et on le voit très bien, ce terme de victime, tout petit dans les années 20, on le trouve très peu, et puis qui de plus en plus, va prendre de l'importance. Au début si on le trouve, on est plutôt victime des Allemands, donc c'est les ennemis qui vous ont fait victimes, mais plus on avance et plus c'est la guerre qui vous a fait victime et on a finalement un complet retournement de situation où quelquefois les monuments aux morts, construits dans les années 20, sont lus à l'envers, sont lus comme des monuments pacifistes alors qu'ils sont massivement des monuments de deuil et le deuil n'est pas forcément pacifiste. Le deuil c'est la tristesse d'avoir perdu tous ces hommes mais ce n'est pas forcément le refus de les avoir perdus.

Intervenant Nicolas Offenstadt
Lorsque les anciens combattants vont commencer à vieillir, évidemment, le sens des monuments aux morts va un peu se détourner puisque que ce ne sont plus les jeunes hommes qu'ils étaient dans l'entre-deux guerre - il ne faut pas avoir une image des anciens combattants de 14-18 qui est celle de vieux messieurs, comme les derniers poilus, c'était évidemment des jeunes hommes dans les années 20 - et progressivement, en vieillissant, ils apparaissent plus, notamment au moment où la jeunesse se politise dans les années 1960, 1970 – ils apparaissent plus en quelque sorte comme un reliquat d'un patriotisme d'un temps que cette jeunesse souhaite dépasser. Evidemment, c'est le temps du tiers-mondisme, c'est le temps de la lutte contre les guerres coloniales et donc le patriotisme de 14-18 même pacifique, ne correspond plus aux attentes de la jeunesse. Il est frappent de voir dans les années 60, 70, partout en France, des attaques qui sont portées contre les monuments aux morts, généralement ça s'arrête à des graffitis, à des barbouillages, mais des barbouillages évidemment très politiques, où on écrit « Vivent les mutins », « A bas la guerre » etc. et donc c'est devenu finalement un objet de critiques de la jeunesse des années 60, 70.

Intervenant Nicolas Offenstadt
Donc dans les années 90, 2000, le monument aux morts symbolise de plus en plus la violence qu'ont subi les anciens combattants de la guerre de 14-18, ils sont très vieux, ils ne sont plus que quelques milliers dans les années 90 puis de moins en moins jusqu'en 2008 où disparaît le dernier et donc, du coup, ils ne sont plus en quelque sorte des anti-modèles, pour la jeunesse, mais au contraire c'est l'image du « jeune poilu qui souffre dans les tranchées » qui s'impose donc le monument aux morts devient un lieu de mémoire qui est récupéré par nos contemporains et en ce sens beaucoup sont réanimés par des associations, par des enseignants donc le monument aux morts aujourd'hui n'est pas uniquement un lieu un peu figé pour le 11 novembre mais certains retrouvent une vie sous une forme ou sous une autre.

Intervenant Nicolas Offenstadt
Alors les monuments aux morts de 14-18, évidemment, ils ont connu une histoire après 14-18. Par exemple, certains ont été détruits sous l'occupation par les Allemands ou voire par les villageois eux-mêmes, parce qu'ils craignaient les répressions allemandes, parce que ces monuments aux morts, pour certains d'entre-eux mais seulement certains d'entre-eux, représentaient par exemple l'Allemagne humiliée, sous la forme d'un aigle piétiné par exemple. Donc certains ont pu être détruits sous l'occupation, ou démontés. Ensuite, avec les guerres suivantes, on a parfois rajouté des plaques ou rajouté des noms. Donc, en quelque sorte, il y a une mémoire vivante des monuments aux morts eux-mêmes, d'abord avec les morts de la seconde guerre mondiale puis avec les morts des guerres coloniales. Et maintenant, avec les différentes réformes récentes, c'est aussi les morts des Opérations Extérieures de la France qui vont être mis sur les monuments aux morts. Donc, d'une certaine manière, ils ne se sont pas arrêtés à 14-18, ils ont continué à porter la mémoire nationale. Et ce qui est intéressant, c'est de voir qu'aucune guerre suivante n'a suscité évidemment l'érection d'autant de monuments aux morts, donc en quelque sorte ils ont aussi absorbé, du point de vue spatial, la mémoire des guerres suivantes.

Commentaire – Voix off
Ce sont donc les monuments aux morts de la première guerre mondiale qui accueilleront « les Morts pour la France » de la seconde. Et ce sont les Résistants qui auront des monuments dédiés à leurs actions et qui seront commémorés à la fin de la guerre avec le sentiment d'une victoire qu'on leur doit.
Et si le choix du 11 novembre n'a pas été consensuel mais résiste au temps qui passe, la date du 8 mai, plus unanime, semble perdre son expression commémorative.
A monument commun, date commémorative commune. La date armistice de la première guerre mondiale semble absorber celle de la seconde.

Intervenant Rémi Dalisson
Et donc les deux dates coexistent, mais cette idée de faire du 11 novembre une commémoration des deux guerres mondiales, voire même peut-être, de toutes les autres guerres de la France, fait son chemin. Donc la loi est votée en février 2002 pour faire du 11 novembre, non pas la fête de la Première et de la Seconde guerre mondiale mais la fête de tous les morts pour la France, passés, présents, voire même à venir.

Cérémonie du 11 novembre
1945, Citation noms de soldats … morts pour la France
Guerre d'Algérie 1960, Citation nom d'un soldat … mort pour la France
Fusillé, Citation nom d'un soldat … mort pour la France
Et tous les autres combattants français et étrangers morts pour la France

Intervenant Nicolas Offenstadt
Et là, évidemment, on glisse de sens. On glisse de sens parce ça veut dire qu'on célèbre aussi les morts des guerres suivantes mais aussi des Opérations Extérieures. Autrement dit, c'est un usage de la guerre de 14-18 qui le rabat sur le présent, autrement dit encore, ça veut dire que le Président de la République en chef de guerre lorsqu'il mène une Opération Extérieure, peut utiliser la mémoire de la guerre de 14-18, le 11 novembre, pour mettre ses guerres à lui dans la continuité d'une guerre assez oecuménique, la guerre de 14-18, en tous les cas, dans les mémoires nationales.

Intervenant Rémi Dalisson
Une partie des historiens a peur que si on mélange toutes les guerres, on ne parle plus d'aucune précisément. On n'en explique plus aucune. Or chaque guerre a sa spécificité, a sa mémoire, et a sa fonction politique. Donc, tout ça va créer une sorte de grande confusion et qu'est-ce qu'il va rester finalement ?

Commentaire – Voix off
Si le rituel qui met à l'honneur les monuments aux morts évolue et perd sa volonté de rappeler que la guerre de 14 devait être la der des der. Si le monument lui-même devient la matrice de toutes les guerres… Il n'empêche qu'il fait définitivement partie de notre paysage et est devenu patrimoine au même titre que nos églises ou autres vestiges du passé.
Les années les éloignent de ce qu'ils voulaient nous dire, de ce qu'ils représentaient : une tombe collective, le lieu d'un deuil partagé.
Mais si l'on s'y arrête, il est à parier que ces longues listes de noms, parfois dans de petites communes, nous rappelleront toujours la terrible hécatombe, les nombreuses absences, les familles détruites, tous ceux sans qui il a fallu continuer à vivre…



Réalisateur(s)

Marie MORA CHEVAIS

Auteur(s)

Production

Thématiques scientifiques

CNRS Images,

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